
C'est tant de malheur
" Tu es là, immobile, image impavide d’une vie lisse et glacée ; C’est étrange comme la douleur sur ton visage paraît presque sans âge.
Sur le plateau de marbre de la table du bistrot, tu as posé ta tasse de café et tu guettes ton improbable avenir, paupières à demi closes, dans les sombres spirales du breuvage encore tiède. Que cherches-tu ? Quelle dérive pleinement assumée as-tu laissée te guider jusque dans ce bar lugubre et désert où tu gis par quatre vingt mètres de fond dans l’océan de tes regrets ? Face à toi, je t’observe à la dérobée et je te trouve si pareillement dissemblable à moi.
Doucement, une larme furtive coule le long de ta joue sans que la moindre parcelle de ton visage ne tressaille et je m’en étonne, m’en émeus au point de laisser choir moi aussi une larme sur le dos de ma main. Sont-ce les derniers lambeaux de ton âme qui s’exhalent de toi à travers elles ? Et ton corps, peu à peu, se figera-t-il dans la même consistance de marbre que le plateau de la table sur lequel s’appuient tes avant-bras ?
Pourtant, tu es belle ; C’est du moins ce que j’ai toujours cru à force d’entendre dire que tu étais jolie. Te souviens-tu ? Nous courrions l’une vers l’autre, pour vérifier que le compliment était vrai. Comme nous aimions à rester de longs moments face à face, scrutant d’un regard critique nos visages pour y traquer le moindre défaut, refaisant nos coiffures d’une main experte et nerveuse. Te souviens-tu de ces baisers rieurs que nous nous envoyions à l’instant de nous quitter, lorsque le klaxon impatient d’une voiture se faisait entendre devant la porte d’entrée ?
D’où vient donc ta tristesse ? Où donc s’est enfuie la cause de mes tourments ? Sans doute aurions-nous dû ne jamais faire confiance qu’à nous même. Si je ne t’avais pas abandonnée, si je ne t’avais pas trahie en allant chercher dans les yeux de cet homme la preuve de mon existence, peut-être ne lui aurais-je pas permis, alors, de m’assassiner et de te condamner à disparaître, d’un regard simplement détourné. Depuis qu’il est parti, j’ai beau t’observer, comme je le fais en ce moment même, je ne vois plus en toi que l’ombre de moi-même.
Tu songes – ou bien est-ce ma propre pensée que je t’attribue ? – que « La Douleur pétrifiée » serait un joli titre pour le tableau dont tu occupes momentanément l’espace limité, si étroitement limité, par le cadre de bois brut. Comme si ta vie brutalement ne se résumait plus qu’à cette dimension de trompe l’œil.
Et je sais que tu te dis :
-« On dirait l’Absinthe, ce tableau de Renoir. »
En écho à tes pensées, je réponds :
-« Pour moi, c’est plutôt L’Absente dans le miroir. »
A ces mots silencieux tu redresses la tête et nous échangeons un très vague et siamois sourire de compassion.
Je me dis que tu as de la chance, bien plus de chance que moi ; Tu ne vis ta peine que depuis que nous sommes entrées toutes les deux dans ce café. Moi, voilà prés de vingt jours que je traîne ma vie en évitant de te rencontrer pour ne pas voir ma déchéance dans ton regard. Toi, lorsque je me lèverai pour sortir, tu disparaîtras, sans laisser de trace, sans doute à tout jamais, comme effacée de cette vie sans teint qui est désormais la notre. Tu laisseras la place à d’autres histoires, d’autres joies, d’autres détresses, toutes plus anonymes et muettes les unes que les autres.
Tu n’es plus qu’un reflet dans le miroir. Je te regarde une dernière fois, contemple ce visage qui trahit la moindre de mes pensées. Comme en écho, je lis sur tes traits défaits l’effet de ce mirage auquel j’ai tant voulu croire. Je ne peux plus rien espérer de toi.
J’ai trop attendu de lui. Il ne surgira pas pour m’arracher au destin que ton regard impassible semble d’ors et déjà avoir scellé pour moi. Non, il ne viendra plus se placer entre nous ; il ne s’assiéra pas sur la banquette au cuir élimé en te tournant le dos ; il n’ancrera plus ses yeux dans les miens sans même un regard pour toi. Sous tes paupières à demi closes, je devine tes espoirs comblés. C’est à moi maintenant qu’il a tourné le dos. Notre naufrage est ton ultime triomphe.
Je rassemble mes dernières forces pour quitter le café. Il faudra beaucoup de courage à ce corps fatigué pour se traîner jusqu’au bord du trottoir le plus proche et abandonner cette vie que je devine au bord de tes lèvres, comme un dernier adieu.
Il n’y a plus rien à dire. Nous le savons toutes deux. Un pas sur le côté et tu sortiras de mon champ de vision. Un pas, et je sortirai de ma vie. Un faux pas de plus, le dernier, que ni l’une ni l’autre ne tentera d’empêcher. Tu es prête à me laisser partir. Il n’y a rien qui puisse rompre la glace entre nous. Rien. Si ce n’est cette haine soudaine que je ressens pour toi, ton hypocrite tendresse à laquelle tu voudrais tant que je crois, ta feinte compassion donnée en pâture aux regards indiscrets des clients anonymes, ton aveugle jalousie qui a tout détruit. Je te hais ! Je te hais tu m’entends ?
Mon bras se tend, poing crispé, les ongles enfoncés dans la chair de ma main. Je projette toute ma rage sur toi. C’est tant de malheur… "
Sur le plateau de marbre de la table du bistrot, tu as posé ta tasse de café et tu guettes ton improbable avenir, paupières à demi closes, dans les sombres spirales du breuvage encore tiède. Que cherches-tu ? Quelle dérive pleinement assumée as-tu laissée te guider jusque dans ce bar lugubre et désert où tu gis par quatre vingt mètres de fond dans l’océan de tes regrets ? Face à toi, je t’observe à la dérobée et je te trouve si pareillement dissemblable à moi.
Doucement, une larme furtive coule le long de ta joue sans que la moindre parcelle de ton visage ne tressaille et je m’en étonne, m’en émeus au point de laisser choir moi aussi une larme sur le dos de ma main. Sont-ce les derniers lambeaux de ton âme qui s’exhalent de toi à travers elles ? Et ton corps, peu à peu, se figera-t-il dans la même consistance de marbre que le plateau de la table sur lequel s’appuient tes avant-bras ?
Pourtant, tu es belle ; C’est du moins ce que j’ai toujours cru à force d’entendre dire que tu étais jolie. Te souviens-tu ? Nous courrions l’une vers l’autre, pour vérifier que le compliment était vrai. Comme nous aimions à rester de longs moments face à face, scrutant d’un regard critique nos visages pour y traquer le moindre défaut, refaisant nos coiffures d’une main experte et nerveuse. Te souviens-tu de ces baisers rieurs que nous nous envoyions à l’instant de nous quitter, lorsque le klaxon impatient d’une voiture se faisait entendre devant la porte d’entrée ?
D’où vient donc ta tristesse ? Où donc s’est enfuie la cause de mes tourments ? Sans doute aurions-nous dû ne jamais faire confiance qu’à nous même. Si je ne t’avais pas abandonnée, si je ne t’avais pas trahie en allant chercher dans les yeux de cet homme la preuve de mon existence, peut-être ne lui aurais-je pas permis, alors, de m’assassiner et de te condamner à disparaître, d’un regard simplement détourné. Depuis qu’il est parti, j’ai beau t’observer, comme je le fais en ce moment même, je ne vois plus en toi que l’ombre de moi-même.
Tu songes – ou bien est-ce ma propre pensée que je t’attribue ? – que « La Douleur pétrifiée » serait un joli titre pour le tableau dont tu occupes momentanément l’espace limité, si étroitement limité, par le cadre de bois brut. Comme si ta vie brutalement ne se résumait plus qu’à cette dimension de trompe l’œil.
Et je sais que tu te dis :
-« On dirait l’Absinthe, ce tableau de Renoir. »
En écho à tes pensées, je réponds :
-« Pour moi, c’est plutôt L’Absente dans le miroir. »
A ces mots silencieux tu redresses la tête et nous échangeons un très vague et siamois sourire de compassion.
Je me dis que tu as de la chance, bien plus de chance que moi ; Tu ne vis ta peine que depuis que nous sommes entrées toutes les deux dans ce café. Moi, voilà prés de vingt jours que je traîne ma vie en évitant de te rencontrer pour ne pas voir ma déchéance dans ton regard. Toi, lorsque je me lèverai pour sortir, tu disparaîtras, sans laisser de trace, sans doute à tout jamais, comme effacée de cette vie sans teint qui est désormais la notre. Tu laisseras la place à d’autres histoires, d’autres joies, d’autres détresses, toutes plus anonymes et muettes les unes que les autres.
Tu n’es plus qu’un reflet dans le miroir. Je te regarde une dernière fois, contemple ce visage qui trahit la moindre de mes pensées. Comme en écho, je lis sur tes traits défaits l’effet de ce mirage auquel j’ai tant voulu croire. Je ne peux plus rien espérer de toi.
J’ai trop attendu de lui. Il ne surgira pas pour m’arracher au destin que ton regard impassible semble d’ors et déjà avoir scellé pour moi. Non, il ne viendra plus se placer entre nous ; il ne s’assiéra pas sur la banquette au cuir élimé en te tournant le dos ; il n’ancrera plus ses yeux dans les miens sans même un regard pour toi. Sous tes paupières à demi closes, je devine tes espoirs comblés. C’est à moi maintenant qu’il a tourné le dos. Notre naufrage est ton ultime triomphe.
Je rassemble mes dernières forces pour quitter le café. Il faudra beaucoup de courage à ce corps fatigué pour se traîner jusqu’au bord du trottoir le plus proche et abandonner cette vie que je devine au bord de tes lèvres, comme un dernier adieu.
Il n’y a plus rien à dire. Nous le savons toutes deux. Un pas sur le côté et tu sortiras de mon champ de vision. Un pas, et je sortirai de ma vie. Un faux pas de plus, le dernier, que ni l’une ni l’autre ne tentera d’empêcher. Tu es prête à me laisser partir. Il n’y a rien qui puisse rompre la glace entre nous. Rien. Si ce n’est cette haine soudaine que je ressens pour toi, ton hypocrite tendresse à laquelle tu voudrais tant que je crois, ta feinte compassion donnée en pâture aux regards indiscrets des clients anonymes, ton aveugle jalousie qui a tout détruit. Je te hais ! Je te hais tu m’entends ?
Mon bras se tend, poing crispé, les ongles enfoncés dans la chair de ma main. Je projette toute ma rage sur toi. C’est tant de malheur… "